Nulle part : Enquête sur les Etats fantômes
TRANSDNIESTRIE • Survivre à Tiraspol sous embargo
Courrier International
Lundi, 22 janv 2007
Les habitants de la République autoproclamée, devenus apatrides, attendent depuis quinze ans leur rattachement à la Russie. Récit.
La route qui nous mène d’Odessa à Tiraspol semble délaissée : très peu de camions, des stations-service désertes, seules quelques voitures se doublent imprudemment de temps en temps. L’animation ne commence qu’aux abords de Tiraspol. Dès l’entrée de la ville, les panneaux d’affichage annoncent un scrutin imminent – une élection présidentielle, cette fois [qui a eu lieu le 10 décembre 2006]. Pourtant, la Transdniestrie vient de procéder à un référendum [sur l’indépendance, le 17 septembre 2006, votée à 97 %]. Quoi qu’il en soit, référendum et élections ont une caractéristique commune : le résultat est toujours prévisible. Car la même candidate invisible est présente à chaque fois : la Russie.
“Ça vous étonne ? demande Nikolaï, le chauffeur. Qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, du nom du président ? Ce qui m’intéresse, c’est qu’il nous fasse revenir au sein de la Russie. Pour le reste, on se débrouillera. On a des bras, et une tête. On sait travailler, suffisamment bien pour en remontrer aux Russes. L’important, c’est qu’on ne nous mette pas de bâtons dans les roues.â€
De fait, il n’y a aucun choix pour la présidentielle. En Transdniestrie, chaque fois qu’on vote, on vote pour la Russie. Les hommes politiques ne se privent pas d’en profiter. Tous parlent de rapprochement avec la Russie, voire d’une prochaine réunification des deux pays. Et celui qui n’en parle pas n’est tout simplement pas considéré comme un homme politique. Donc, sur les quatre candidats en lice, seul Igor Smirnov [président depuis 1991] est ici pris au sérieux : le Kremlin le connaît, Poutine lui a serré la main.
Il est stupéfiant de voir à quel point, au bout de seize années d’indépendance non reconnue, la population de Transdniestrie a réussi à garder l’espoir d’une union prochaine avec la Russie. Peut-être parce que les gens n’ont rien d’autre à espérer. La voie vers l’Occident – la Moldavie – est barrée. Le sang qui a coulé lors de la guerre de 1992 n’a toujours pas séché dans les mémoires. D’ailleurs, que deviendraient ces gens dans un monde roman qui leur est étranger [eux qui sont russophones] ? Ils ne sont pas non plus tentés par l’Ukraine [les russophones ne sont pas les bienvenus dans la partie occidentale frontalière de la Transdniestrie].
“Tout ce qui nous est arrivé ces dernières années est une leçon de survie†, constate Iouri Stasiunas [un nom lituanien]. Lui et son épouse, Irina, ont reçu une bonne éducation. Diplômée de l’université de Tcheboksary [Russie], Irina avait été envoyée ici afin de pourvoir un poste d’ingénieur chimiste. Iouri avait fréquenté la [très prestigieuse] faculté de droit de l’université de Moscou. Il avait interrompu ses études, mais trouvé malgré tout un bon travail. Quand l’URSS s’est désagrégée et que la guerre avec la Moldavie a commencé, tous deux étaient employés par l’usine Moldavizolit, à Tiraspol. A la fin de la guerre, l’entreprise est devenue déficitaire et a dû passer au troc. Au lieu de toucher leur salaire, ils étaient payés en articles divers que l’usine obtenait auprès d’autres entreprises en échange de sa production. C’est ainsi qu’ils ont accumulé, comme beaucoup, un bric-à -brac composé de téléviseurs, de réfrigérateurs ou de linge de maison, qu’ils allaient échanger dans les villages moldaves contre de la nourriture – car, jusqu’au milieu des années 1990, on en trouvait encore. Tiraspol, Doubossary, Rybnitsa ou Bendery ont alors vu apparaître des “rues de la vieâ€, c’est-à -dire de grands marchés [sauvages] où les gens apportaient tout ce dont ils disposaient. Cela ne servait hélas pas à grand-chose, car le pouvoir d’achat fondait à vue d’œil.
20 % de la population active travaille en Russie
Par bonheur, Iouri avait une voiture, et il se mua en transporteur. Il allait bien au-delà de la Transdniestrie, poussant jusqu’en Ukraine, en Russie, en Pologne, en Roumanie. Mais cela ne dura pas. Bientôt, il ne fut plus possible de franchir les frontières avec un passeport soviétique. Or les documents délivrés en Transdniestrie n’étaient pas valides dans le reste du monde. Un passeport transdniestrien permet tout juste d’aller rendre visite à son voisin. Ainsi s’est constituée une zone où les naissances ne bénéficient d’aucune reconnaissance internationale officielle, pas plus que les diplômes, les livrets militaires ou les différents certificats et attestations.
Les enfants inscrits sur les passeports [soviétiques] des parents sont eux aussi tombés dans un vide juridique, puisque les passeports eux-mêmes ont cessé d’être reconnus. Aux portes du consulat de Russie, des foules énormes se formaient : les gens savaient qu’ils devraient attendre des années avant d’obtenir le passeport russe qui leur ouvrirait les portes du monde extérieur. Iouri et Irina ont eu de la chance, il ne leur a pas fallu trop longtemps pour obtenir la nationalité russe.
“Avec ces passeports russes, notre vie est devenue plus facile, explique Iouri. Les jeunes qui ont pu se procurer des papiers sont partis en Russie pour tenter de gagner de l’argent, afin de faire vivre leur famille. Pour notre part, nous nous sommes lancés dans les affaires, quelque chose qui nous semblait alors très joli, le commerce de fleurs.â€
Leur idée était simple : ils achetaient des fleurs en Ukraine et dans les campagnes de Transdniestrie, les ramenaient à Tiraspol et les vendaient dans leurs deux petites boutiques. Cela leur rapportait de quoi vivre et payer les salaires de deux vendeuses. Tout se passait à peu près bien. Mais la parenthèse fut brève. Le blocus décrété en mars 2006 par la Moldavie, et soutenu par l’Ukraine*, a détruit d’abord l’intégralité du petit commerce honnête. Puis les grandes usines de Transdniestrie ont dû fermer. Les gens n’ont plus touché de salaire. Comment auraient-ils songé à acheter des fleurs ?
Le petit commerce, lié d’une façon ou d’une autre aux régions limitrophes, a disparu en quelques jours. La population a retrouvé le chemin des marchés afin d’y vendre ses biens. Iouri et Irina sont partis et ont trouvé des emplois d’ouvriers dans la banlieue de Moscou. Il faut bien qu’ils aident leurs vieux parents restés en Transdniestrie ! Avec leurs passeports locaux, ceux-ci ne peuvent pas bouger. Une fois de plus, Iouri et Irina se considèrent comme bien lotis.
“La façon dont les gens parviennent à survivre est un vrai mystèreâ€, reconnaît Rouslan Slobodeniouk, vice-ministre des Affaires étrangères de Transdniestrie. “Aucune analyse ne permet de le comprendre. A priori, tout va mal, il n’y a pas d’argent ; pourtant, on ne trouve personne pour occuper les emplois mal payés ou pénibles. Ces travaux-là sont effectués par les Moldaves de la rive droite [du Dniestr, qui marque la frontière], tandis que 20 % de la population active de Transdniestrie est partie travailler en Russie ou ailleurs. Ils nourrissent ainsi 40 % du pays. Les maris en arrivent à oublier le visage de leur femme et de leurs enfants. Parfois, aussi, ce sont les deux parents qui s’expatrient, laissant les enfants aux soins des grands-parents.â€
Toutefois, certains parviennent à se débrouiller sans partir. Comment expliquer autrement que 40 % du PIB provienne de l’économie “grise†? Ce pourcentage est à peu près le même en Russie, mais bien inférieur à celui de l’Ukraine et de la Moldavie, où il grimpe à 60 %. C’est en grande partie à cause de cela que le déficit budgétaire pour 2007 est estimé à 44 %. Mais on peut aussi voir d’authentiques miracles. Difficile de comprendre, par exemple, comment certaines grandes entreprises industrielles parviennent à rester à flot. Le cas de l’usine métallurgique de Rybnitsa est clair : achetée par des hommes d’affaires russes, elle exporte près de 90 % de sa production. Les fameux cognacs de Tiraspol ont aussi beaucoup d’amateurs, non seulement en CEI, mais aussi en Europe occidentale. Le phénomène Elektromach [machines électriques], une entreprise dont toutes les actions appartiennent aux ouvriers, constitue souvent une source d’étonnement. Pour son directeur, Felix Kreitschman, tout est pourtant simple. “Je pense qu’il n’y a pas de temps faciles ou difficiles, il n’y a que de bons ou de mauvais patrons. Au début des années 1990, notre usine n’était plus rien, elle avait été émiettée en 18 coopératives et petites entreprises. Nous avons tout rassemblé, mis au point plus de 400 types de moteurs électriques, générateurs, transformateurs, stabilisateurs, et nous en exportons 95 %. Mais, surtout, nous avons établi un système de gestion qui a fait des ouvriers les propriétaires de leur usine.†Désormais, pour pouvoir exporter, il doit verser des taxes à deux administrations, celle de Transdniestrie et celle de Moldavie. L’Ukraine non plus ne manque pas de profiter de la situation de son voisin non reconnu : chaque transit de marchandises par son territoire coûte, au passage de la frontière, 310 dollars. C’est ainsi que vit la population, entre embargo et blocus, entre un conflit et le suivant. Toutefois, aucune décision officielle n’est venue supprimer l’instinct de conservation et la volonté de vivre. Alors, les gens vivent…
* En mars 2006, la Moldavie et l’Ukraine ont instauré un nouveau régime douanier sur les produits en provenance de Transdniestrie. Moscou a alors déclaré que ces deux pays avaient engagé un “blocus économique†qui menaçait la population d’une “catastrophe humanitaire†. Cette mesure a avant tout perturbé les échanges clandestins entre la Transdniestrie et l’Ukraine.
Efim Berchine
Ogoniok
Chronologie
Superficie : 29 900 km2Population : 842 000 habitants, dont 60 % de russophones (Russes et Ukrainiens)
1991
Quand, le 27 août 1991, le Parlement moldave décrète l’indépendance de la République, cela fait déjà un an que les russophones de la rive gauche du Dniestr ont proclamé leur souveraineté et créé la république moldave du Dniestr.
1991-1992
De l’automne 1991 à l’été 1992, une véritable guerre civile oppose les communautés russophones et roumanophones. On dénombre un millier de victimes. Ce conflit a son origine dans la volonté des dirigeants moldaves de rattacher la Moldavie à la Roumanie.
1992
Le général Lebed obtient le cessez-le-feu en août. Chisinau et Moscou s’accordent alors sur le déploiement d’une force d’interposition de la CEI.
1995
Référendum en faveur d’une nouvelle Constitution et pour le maintien des troupes russes sur leur territoire.
2006
Nouveau référendum sur l’indépendance.